mardi 27 mars 2012

Le rétro-futurisme des Brunettes (2ème partie)



La musique, c’est d’abord un plaisir immédiat, une béatitude en temps réel. Une chanson existe essentiellement lorsqu’elle est écoutée, sollicitant notre mémoire vive, nous faisant oublier à la première écoute quel était le couplet lorsqu’arrive le premier refrain. Mais parfois la musique imprègne, marque l’esprit de manière irréversible et indélébile, transformant le plaisir immédiat non pas en souvenir agréable, mais en impression qu’il est possible de revivre à l’infini. Si repenser à une chanson sans l’écouter s’apparente probablement à la sensation que peut avoir une personne atteinte de cécité tardive essayant de se rappeler à quoi ressemble un arc-en-ciel, la réécouter lorsque son appréciation est arrivée à maturité est une jouissance incomparablement plus grande.

Apprécier un disque dans la durée, espaçant son écoute, de manière à calquer les impressions qu’il procure à des événements ou des expériences personnelles, est une aptitude inestimable de la musique.



Ces considérations d’ordre général semblent placer la barre bien haut pour ce qui n’est qu’une seconde partie de chronique consacrée aux deux derniers albums des Brunettes. Cette introduction aurait pu précéder n’importe laquelle des chroniques présentes sur ce blog, voire n’importe quelle chronique tout court. Ce n’est qu’un choix personnel, une manière d’éviter de façon générale l’écoute dilettante, quel que soit l’artiste dont il s’agit. Le format musical, ses propriétés impromptues, spontanées, la facilité de sa diffusion, la naïveté de son appréciation sont des trésors qu’il ne faut jamais sous-estimer.





Rappel des faits : les Brunettes sont un groupe néo-zélandais originaire d’Auckland, un duo formé en 1998 dont l’actif s’élève à quatre disques et deux EP. Leurs propositions évoluent sans cesse. Nous les avions laissés avec Mars Loves Venus, doux album de pop jonglant entre la révision des classiques sixties et le côté Do It Yourself si cher au mouvement indépendant. Deux ans ont passé depuis ; deux ans pour une tournée américaine (avec les Shins et Clap Your Hands Say Yeah !) et un retour au bercail.

En 2006 sort Structure & Cosmetics. Pas d’adjectifs trop hâtifs, on se contentera d’un « fabuleux ». Certains critiques soucieux d’objectivité pourraient affirmer que les deux premiers opus ont un côté mignonnet/désuet qui pourrait passer pour une recherche de hype, ici ce n’est plus possible. La musique des Brunettes prend une ampleur insoupçonnée, transformant le disque en monument. L’hymne B-A-B-Y, fédérateur et cherchant à accrocher l’oreille (curieuse pour les fans, distraite pour les autres), laisse vite place à une virtuosité totale dans la composition. Le Stereo (Mono Mono) annonce la couleur en multipliant rapidement les motifs, démolissant les structures traditionnelles, alternant les modes pour conjuguer les sentiments « joie enfantine » puis « désespoir solitaire » en quelques instants. 


Her Hariagami Set consacre la puissance vaporeuse de la voix d’Heather Mansfield, qui, bien que donnant l’impression d’énoncer des paroles sensées, en est très loin (« Le Loom updos cross over monkey finger hot knots claw clip french twist scrunchie… »). La dramaturgie de la mixité des voix, relevée par une instrumentation grandiloquente, parachève le tout.

Structure & Cosmetics est un disque d’apparence calme, dégageant une grande quiétude, mais il est en réalité théâtral au sens plein. Une comédie humaine "made in New-Zealand", explorant l’étendue des sensations humaines en quarante minutes. Comme dit précédemment, leur musique n’a de simple que l’apparence, la composition est en réalité fine, exigeante et multidimensionnelle. Ecouter le début d’une chanson ne donne aucun renseignement sur la façon dont elle va finir (Credit Card Mail Order, If You Were Alien…). Obligatory Road Song, d’aspect paisible, offre un pont terrifiant, et Wall Poster Star, d’une sobriété inégalable au début, part vite dans des méandres dangereux, en revient d’abord, puis y sombre tout à fait ensuite, donnant l’occasion à Heather de nous pétrifier par la froideur de son lyrisme. Au sortir du disque, l’esprit est embrumé par une trop grande quantité d’informations contradictoires, mais une écoute de long terme en révèlera toutes les saveurs, qu’on garantit exceptionnelles.




Nul n’est imperméable aux modes. Aujourd’hui l’électronique s’insinue dans beaucoup d’endroits, parfois là où elle n’aurait jamais dû aller, parfois là où elle devient une valeur ajoutée. Les Brunettes se sont fait envahir, ou plutôt colonisés, de manière pacifique et subtile, réussissant à faire évoluer leur musique d’une manière très intéressante. 




Dans leur dernier album, Paper Dolls, sorti en 2010, les synthétiseurs font leur entrée discrète et assurée. L’ensemble du disque est plus timide au sens positif du terme ; le contenu émotionnel n’en est pas amoindri, et Jonathan Bree a su dompter l’électronique, la pliant à ses désirs astreignants. Le single Red Rollerskates en est l’exemple parfait : une boîte à rythmes a remplacé la batterie d’antan, de fines touches de synthé survoltent la chanson sans jamais s’en emparer. Le kitsch est intact, les rythmes de synthèse relèvent l’infantilité de la voix féminine, et la composition… et bien cela reste un disque des Brunettes.




L’homogénéité est impressionnante, réussite de style au premier essai. Les sons sont tous plus propres, plus proches de nous, et plus étonnants. En dehors de l’électronique il y a toujours omniprésence des nappes de violons, des sonorités cristallines des xylophones et autres glockenspiel et des subtiles touches de guitares, saturées avec parcimonie et à bon escient. L’aspect « twee pop » est plus fort que jamais, chaque chanson en est atteinte, à l’instar d’une Princess Chelsea ou d’un Au Revoir Simone, et peut-être plus encore que chez elles. Démarche rigoriste, essorant l’essence du style jusqu’à l’extrême (It’s Only Natural, Bedroom Disco sont particulièrement relevées). La dramaturgie est également intacte (Connection, Magic), et le mixage ciselé au millimètre pour jouer sur les alternances de profondeur et de proximité des voix est particulièrement remarquable. 


En dix ans d’activité, les Brunettes figurent parmi les groupes qui ont le plus apporté à la pop des années 2000. Ils ont dépoussiéré de vieux codes et les ont suffisamment distordus pour en faire émerger un univers entier. Et gardons à l’esprit que de vieux codes d’où surgissent des univers donnent souvent de nouveaux codes.



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